Sur sa seule vie, Alexandre peut dresser un inventaire exhaustif des pratiques psychiatriques en Suisse. Des dizaines d’hospitalisations plus tard, il garde le sentiment amer que bien des traumatismes lui auraient été évités, si simplement, on avait pris plus souvent la peine de l’écouter.
Carlos, psychologue basé à Genève, pratique l’Open dialogue, une technique venue de Finlande qui met la communauté et la parole du patient au cœur de la proposition thérapeutique. Prendre le temps, écouter, mettre la vie au centre de toute reconstruction psychologique.
Pour compléter, un peu d’Histoire… par Camille Jaccard
L’histoire de la psychiatrie est traversée par des débats récurrents autour de l’usage de la contrainte et de la place du relationnel dans le soin. D’un côté, les pratiques de contention et d’isolement, qui consistent à restreindre la liberté d’un patient – par des dispositifs physiques ou en le plaçant seul dans une chambre – afin de prévenir des comportements jugés dangereux pour lui-même ou pour autrui. De l’autre, des approches thérapeutiques fondées sur l’échange verbal, comme l’Open Dialogue, développé en Finlande dans les années 1980 et présenté dans cet épisode, qui misent sur la parole et la co-construction du sens des symptômes pour apaiser les crises et ouvrir des perspectives de rétablissement. Ces deux manières de penser et de pratiquer la psychiatrie, qui jalonnent souvent les parcours des patient·e·s, ne sont pas de simples options techniques : elles révèlent des tensions profondes entre sécurité et liberté, entre contrainte et confiance, entre contrôle social et soin psychique.
Ces contradictions trouvent un écho dans la manière dont l’histoire de la folie a été pensée, notamment dans le contexte de l’antipsychiatrie au XXᵉ siècle. Le philosophe Michel Foucault a interprété la naissance de la psychiatrie moderne comme un « dialogue rompu » : en instituant la folie comme maladie mentale et en enfermant les malades dans les asiles, on aurait imposé un monologue de la raison sur la folie. Cette vision a été critiquée, notamment par la psychiatre Gladys Swain, pour qui la psychiatrie doit aussi s’entendre comme la « découverte d’une communication effective avec le fou », malgré l’internement et les contraintes, des tentatives de dialogue ont existé, et la parole des patient·e·s n’a pas totalement disparu. L’histoire sociale confirme que la critique des pratiques coercitives ne se limite pas aux débats du XXᵉ siècle. Au XIXᵉ siècle déjà, l’usage de la camisole, des entraves ou des chambres d’isolement suscitait des protestations de patient·e·s et alimentait des controverses dans l’opinion publique et dans le champ médical. Certains médecins, comme l’Anglais John Conolly, expérimentèrent le « no restraint », une prise en charge sans recours à la coercition, tandis que d’autres défendaient la camisole comme un moindre mal face à la violence des malades.
Aujourd’hui, alors que les droits des patient·e·s s’affirment dans les politiques de santé, le recours à l’hospitalisation sous contrainte, à la contention et à l’isolement continue de soulever des interrogations. Comment protéger sans enfermer, soigner sans contraindre, sécuriser sans priver de liberté ? Cette dialectique est constamment remodelée par les évolutions de la société, les politiques publiques et les innovations médicales. L’enjeu n’est pas seulement d’opposer deux modèles de soin ; il s’agit de savoir comment une société choisit d’écouter la voix des personnes psychiatrisées et de répondre à la souffrance psychique ; question qui engage aussi bien les pratiques cliniques que la manière d’écrire leur histoire.
Pour aller plus loin :
Fauvel, A. (2015). Psychiatrie et désobéissance Écrire à l’asile : la France, la Grande-Bretagne et l’exception écossaise (xixe siècle). In H.-D. Isabelle, C. Julie, B. Falk, & Élisabeth Lusset (éds.), Enfermements. Volume II (1‑). Éditions de la Sorbonne. Psychiatrie et désobéissance Écrire à l’asile : la France, la Grande-Bretagne et l’exception écossaise (xixe siècle)
Stucki, V. (2025). Antipsychiatrie et droits des patient·es : mouvements contestataires et crise institutionnelle (1972-1989). Georg Editeur.
Swain, G. (1994). Dialogue avec l’insensé : essais d’histoire de la psychiatrie. Gallimard.
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Cet épisode a été enregistré dans les studios de Fréquence Banane à Lausanne.
Un podcast réalisé par Delphine Wuest et Rachel Maisonneuve, sur une proposition de Caroline Bernard et Camille Jaccard.
Création sonore: Toco Vervish
Une production de La Grange / Centre Arts et Sciences / UNIL et l’Atelier des histoires de l’université de Lausanne, en collaboration avec Radio Bascule.
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L'épisode 2, Alexandre et Carlos a été diffusé à la Grange dans le cadre du festival Symptomania du 1 au 3 octobre 2025.
Crédits photo: Caroline Bernard
Publié en octobre 2025
Un contenu à retrouver également sur l'application PlayPodcast
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