Midi Bascule

S3E31 Intégrale - Les sensitivity readers

Un nouveau métier a fait son apparition, il fait jaser et cristallise pas mal de tensions contemporaines: celui de sensitivity reader, lectrice ou lecteur sensible, en sensibilité, voire démineur éditorial.

Réécrire, adapter ou censurer?

La société londonnienne Inclusive Minds a récemment réédité des œuvres de Roald Dahl, avec à la clef plusieurs centaines de changements dans le texte original, un traitement qui a fait polémique et suscité la consternation de Salman Rushdie par exemple. Dans L’homme surnuméraire, publié en 2017, l’écrivain français Patrice Jean attribuait à l’un de ses personnages, chômeur, un nouveau job dans une maison d’édition: celui de réécrire les textes classiques en les édulcorant pour qu’ils n’indisposent pas les sensibilités contemporaines. Il ne se doutait pas que le temps allait lui donner si vite raison.

Quelques mois plus tard, le metteur en scène Leo Muscato changeait la fin de l’opéra Carmen: puisqu’il lui semblait inconcevable que l’affaire se termine sous les applaudissements après le meurtre de Carmen par Don José, c’est finalement l’héroïne de Bizet qui allait faire la peau de Don José. Réécriture scandaleuse, liberté coupable prise par rapport à l’original? Si on répond par l’affirmative, est-ce qu’on n’oublie pas qu’un certain Olivier Py avait déjà modifié la fin de l’opéra dans l’une de ses mises en scène, Carmen se relevant de son trépas et abandonnant Don José à son triste sort? Et au fond, quel est l’objectif de ces relectures sensibles? Quel est l’intérêt, quelles sont les limites et les risques d’une telle pratique?

Un nouveau métier de l'édition

Stéphane Bovon est éditeur et écrivain, c’est l’une des têtes fumantes qui se cachent derrière la très recommandable maison veveysanne Hélice Hélas. Il est également scénariste, enseignant, auteur de romans graphiques et du colossal Cycle de Gérimont, un cycle dystopique en plusieurs volumes qui nous plonge dans une Suisse submergée par la montée des eaux. Il s'exprime sur le sujet des lectures sensibles, une idée qui n'est pas si nouvelle que cela, puisque retoucher des œuvres pour ne pas heurter les contemporains est une pratique assez ancienne. Lorsque qu'un auteur écrit un personnage médecin légiste ou physicien quantique, il est tenté de faire relire le manuscrit par un spécialiste en anatomie ou en physique quantique et ça ne choque personne. Qu’est-ce qui fait que dans le cas de la relecture sensible, la réaction de pas mal de monde est bien plus hostile?

Candice Savoyat s’y est intéressée de près. Elle a essayé de démêler le vrai du faux, d’en comprendre les rouages et ce n'est pas chose facile. Dans les librairies genevoises, qu’en est-il de la polémique des relecteurs et relectrices sensibles? De quel oeil a-t-on vu la démarche de Kevin Lambert, mais aussi des relectures d’ouvrages classiques qui ont piqué certaines personnes? Lucie Eidenbenz est allée enquêter auprès des libraires Le Temps d’un livre et Atmosphère.

Sensibilité et accessibilité

Ludmilla Reuse est comédienne, autrice et metteuse en scène. Après des études à l'Institut National Supérieur des Arts du Spectacle à Bruxelles, elle revient en Suisse, où elle est aujourd’hui directrice de la Cie 2LA. Son travail explore en particulier les formats interdisciplinaires, avec un focus sur la participation du public, son ressenti et son expérience dans l'espace fictionnel. Elle partage sa vision de la lecture sensible. Si l'on ne doit pas oublier que dans une fiction, le narrateur n’est pas forcément l’auteur, qu'il n’est pas son porte-voix ni son double et que les convictions d'un auteur peuvent être aux antipodes de celles de son protagoniste, Ludmilla Reuse explique que l'objectif du lecteur ou de la lectrice sensible est de rendre une œuvre accessible au plus grand nombre, afin que celles et ceux qui, sans cette relecture, n'auraient pas pu s'identifier aux personnages ou à l'intrigue puissent le faire.

Le métier de lectrice ou de lecteur sensible semble à la fois plein de mérites et de bonne volonté, dans le sens où il nous aide à prendre conscience des stéréotypes que nous véhiculons parfois inconsciemment, et comporte dans le même temps des risques proches de la censure ou de l’autocensure, car sa généralisation ferait planer comme une épée de Damoclès sur la tête des artistes. L’une des vertus, l’une des qualités les plus éminentes du romancier ou du dramaturge, c’est la capacité d’inventer d’autres subjectivités que la sienne. Cela ne signifie pas que tout et n’importe quoi peut être dit, mais cela implique par principe que l’écrivain doit être libre de sortir de lui-même.

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Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Service de la culture de Meyrin, le 14 juin 2024
Publiée le 14 juin 2024
Crédits photo: DR

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