Midi Bascule

S3E30 Chronique de José - Ode à la joie, la vraie

En ces temps de confusions, José Lillo tente de démêler une notion polémique de ses ersatz et s’essaye à en faire l’éloge.

Salut à toi qui a assez de puissance de joie en toi à opposer au flux acharné de démoralisation humaine qui nous parvient quotidiennement avec une intensité qui ne fait que s’accroître. Et je ne parle pas de cette joie qui ne peut se maintenir que parce qu’elle s’applique à faire l’économie d’un affrontement avec tous les désagréments géopolitiques et sociaux, industriels et climatiques, susceptibles de l’amoindrir. Que vaudrait une joie qui ne devrait son existence qu’à la condition de perdre le réel de son déni, qu’à la condition de jeter le monde tel qu’il apparaît dans une béance où la perception s’amoindrit et se dissout, à l’exception de tous les succédanés de consolation où elle peut seule se loger?

Raisonnements fallacieux de confort, industries du divertissement, du sport spectacularisé, consommations compulsives, des marchandises et des êtres, demandes effrénées de l’attention sur soi seul, narcissismes de compétition, jeux sociaux de dupes accélérés par le développement illimité des modes d’existences numériques, promises à toujours plus de performativités conditionnées. Nous savons de plus en plus exister sous ces techno-aspects. Mais savons-nous encore voir? Ou même lire:

Il faut toujours dire ce que l’on voit: surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit, écrivait Charles Péguy en 1910, cité par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau en ouverture de son bouleversant opuscule consacré au Rwanda Une initiation.

Voir ce que l’on voit - tous domaines confondus. Comme par exemple que le rythme du réchauffement climatique est plus rapide que jamais, qu’il se traduit par des canicules extrêmes en Inde, où à New Delhi les températures sont supérieures à 49 degrés, tuant plus de 50 personnes en 3 jours. Qu’elles sont de plus de 52 degrés au Pakistan, dépassant de six à huit degrés les normales saisonnières. Qu’un nouveau record de chaleur au Mexique a provoqué la mort de 48 personnes à Mexico et que le pays s’attend à de nouveaux records de températures dans les prochaines semaines, pendant qu’ici ça cafardait sous la pluie en attendant les J.O. et l’été dans l’espoir que d’autres records plus festifs soient battus et pas seulement, mois après mois, les records des températures globales.

Voir ce que l’on voit. Qu’en Suisse, qui se félicite d’être une patrie du droit international, le Conseil des États s’est ligué contre les avis de la Cour européenne des droits de l’Homme, après que le pays ait été condamné par elle pour inaction climatique. La Suisse l’accuse d’outrepasser ses compétences, barrant ainsi la voie à une extension de la condamnation et donc de l’action climatique cohérente à d’autres pays. Orgueil démesuré des patriotismes de catastrophe, prospérité économique du désastre. Offensés de l’action responsable, fossoyeurs patentés de l’avenir munis de mandats électoraux en bonne et due forme, comme il vous est difficile de voir ce que l’on voit.

Egos nationalisés sur la défensive permanente, comme par exemple, de l’autre côté de l’Atlantique. La chambres des représentants des États-Unis exigeant l’instauration des sanctions contre les membres de la Cour pénale internationale après sa demande de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, invalidant dans le même temps les mandats d’arrêt émis par elle contre les dirigeants du Hamas.

Voir ce que l’on voit, que l’on assiste à une volonté partagée et issue des rangs occidentaux d’affaiblissement et de discrédit de nos propres dispositifs de droit international, enfantés dans les douleurs et les effarements de l’après Seconde Guerre mondiale, lorsque l’on s’est enfin efforcé de voir ce que l’on voit. Les agonies, les exterminations, les génocides. Et que pour conjurer ces morts et dans l’espoir qu’elles n’adviennent plus a émergé, dans un long processus de jurisprudence, le droit international. Ses objectifs et ses tragiques limites, sabotage concerté de nos seules instances en humanité, un comble total.

Nous démondialisons nos valeurs dans la fierté et l’arrogance, dans l’isolement et le discrédit généralisé, mais certainement pas dans la joie. Aucun être authentiquement tourné vers la joie ne peut ni les accomplir, ni les cautionner, ni détourner les yeux. Elles sont le fruit d’un voir de cécité et pas d’un voir ce que l’on voit. La joie qui nous constitue humainement est la force de voir le monde tel qu’il va et de lui opposer en puissance ce que nous sommes, où ni la mort, ni le déni, ne peuvent avoir leur place.

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Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Service de la culture de Meyrin, le 7 juin 2024
Publiée le 10 juin 2024
Crédits photo: Anne Bouchard

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