Salut à toi qui, comme moi, devant l’incapacité des mots à restituer un univers de sens et d’émotions à la hauteur de l’horreur des faits et des images qui nous parviennent à flux continu depuis l’actualité de notre monde, réfrènes à grand peine l’expression de plus en plus pressante d’un simple cri pour tout résultat de pensée. Misère du chroniqueur qui articule du langage là où la dignité exigerait que la chronique de notre temps dans son présent immédiat soit l’exacte réplique de l’épouvante et du dégoût qu’il inspire. Un cri assidu, ininterrompu, inéluctable. Mais, comme toi qui m’écoutes, je suis le produit d’un processus de civilisation qui a institué le Logos en tant qu’instance de médiation de soi à l’autre, et même de soi à soi pour tout ce qui relève du sens.
Le sens, c’est ce qui vient à manquer désormais et c’est exactement là que vient se loger le cri, dans la révélation de ce qui n’a pas de nom, qui ne peut relever par les mots que des catégories conceptuelles, que la rationalité n’épuise pas, ni n’impose. D’où ces perpétuelles querelles philologico-juridico-sémantiques où tout et son contraire peut être prouvé, argué, contesté, démoli, sans que les faits hors les mots en soient inchangés.
Néanmoins, il arrive que dans les milliers de milliers de phrases, de commentaires, d’analyses, d’informations, de contre-informations, par lesquels nous cherchons à nous orienter et renouer avec un minimum de cohérence commune, partageable, universalisable, surgisse soudain un segment de sens indestructible.
Assassiner des enfants, causer leur mort, cela ne fait pas sens, il n’y a aucun sens dans des opérations qui incluent le meurtre d’enfants, leur mise à mort.
Je cite la phrase de mémoire, entendue dans l’une des nombreuses conférences disponibles sur le net de son auteur. Elle est issue de l’un des plus grands historiens contemporains français du nazisme, j’ai nommé Johann Chapoutot. Il faut prendre la mesure d’une telle affirmation et il n’y a aucun doute qu’elle ait été pensée par lui comme paradigmatique. Reconnu comme l’un des experts mondiaux du nazisme, la singularité de Johann Chapoutot dans son apport majeur à notre connaissance de la période consiste à avoir travaillé à reconstituer l’univers culturel et mental du nazisme et à nous donner à percevoir sa répugnante logique interne, en se plongeant dans les archives, les documents, lettres, textes et discours qui en reconstituaient les processus de causalités, les adhésions à un univers de sens dévoyé, l’élaboration progressive de la déshumanisation de l’ennemi et les instrumentalisations forcenées de la rationalité ayant abouti à une normalisation collective et donc à une application désinhibée de ce que nous nommons désormais crimes contre l’humanité.
Car c’est bien un faisceau de sens qui rend les crimes de guerre possibles, qui les légitime pour les assassins, là où cela ne devrait précisément pas faire sens, en aucun cas. C’est bien un univers culturel, aussi douloureux cela soit-il à admettre, une vision du monde dans l’entrelacements de récits élaborés à cette fin qui permet de persuader leurs auteurs et contempteurs que, par leur signification, leurs actes inhumains sont nécessaires et dignes et que les indignations qu’on leur oppose sont relatives et incompréhensibles, malintentionnées.
Rien ne légitime la tuerie d’enfants.
Il n’y a pas de sens à ça. La présence de la construction d’un sens pour la légitimer est en elle-même un élément de non-sens, un élément de nihilisme. La marque d’un dévoiement hors de l’humanité. Et il faut tenir ferme le mot humanité dressé comme un rempart contre l’horreur en cours et à venir, contre toutes les forces insidieuses agissantes en nous et hors de nous qui nous mèneraient, par désespoir, à en abolir la notion, car notre perte alors serait totale.
Il faut parvenir à penser qu’il n’y a pas de sens au massacre d’enfants. Des opérations de guerre incluant la mort inévitable et intensive d’enfants, leur mise en famine, l’assassinat indirect d’enfants par bombardements incessants, le démembrement de leurs membres, cela n’a pas de sens. Il faut comprendre que le sens justificatif par lequel il est tenté d’effacer l’abomination de ce crime n’en est pas un.
Il n’y a là qu’un nihilisme forcené où gît un cri.
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Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Service de la culture de Meyrin, le 31 mai 2024
Publiée le 3 juin 2024
Crédits photo: Anne Bouchard
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