Marie-Eve: Aujourd’hui, on cause jeune public, médiation, pédagogie, engagement et participation des enfants. Olivier, toi qui es père de trois garçons, j’imagine que le sujet de l’initiation à l’art doit te parler, non?
Absolument: moi j’initie volontiers, j’explique, je guide, j’éclaire, je corromps n’importe quel enfant, en commençant par les miens. Aucun souci. Et je crois qu’on devrait initier et surtout faire participer les gosses à tout plein de choses, et pas seulement à la culture! Loin de là!
M.-E.: Ah bon? À quoi par exemple?
Je pense qu’il faut commencer très jeune, quand le sujet est encore un nourrisson malléable, afin de pouvoir le modeler bien comme il faut. Et d’en faire un parfait encul... pardon un parfait citoyen de demain, inclusif, nombriliste, pacifiste, écolo et super indigné par principe. Pour cela, dès que le lardon est en âge de grailler autre chose que du lait, on peut commencer le dressage... Non, je voulais dire, on peut instaurer une chiée d’actions de médiation et de participation, histoire de compromettre dès le début la future sociabilité du petit con.
On commence donc par la bouffe et on se répète l’évangile suivant: je pratique une éducation bienveillante, je suis au service du fruit de mes entrailles, je m’attache à en développer le potentiel immense, je ne fais preuve d’aucune autorité – et je ne vais donc pas me casser les roubignoles à imposer à mon gosse des menus et à lui apprendre à manger sans redécorer la cuisine façon Valérie Damidot, avec de la purée de carottes à la place de peinture fuchsia. C’est pourquoi Junior choisira lui-même ses repas, même s’il ne sait que baver et ne parle pas encore. En plus, on lui laissera tout loisir de consommer sa pitance où, quand et comment il le désire. Pareille approche n’a que des avantages.
M.-E.: J’ose à peine demander lesquels...
Pour aller vite, je n’en citerai que deux. Ainsi, on sait que les morveux ont la fâcheuse habitude de laisser traîner leurs doigts potelés partout, y compris dans les prises électriques. Or si, au plus fort de la préparation participative de son dîner, Junior s’est loupé en introduisant une carotte ET une main dans le mixer, le voici manchot! Et c’est parfait, car votre bambin amputé d’une main fera moitié moins de conneries! Pas de mains, pas de bêtises, c’est logique. Autre avantage, en particulier si vous êtes des parents peu hospitaliers: tout repas en freestyle de votre enfant transformant la cuisine en annexe de la bande de Gaza, vos amis détesteront venir manger chez vous et vous foutront une paix royale!
M.-E.: Alors quoi? L’éducation à la schlague, c’est mieux? La verticalité, l’autoritarisme? Les sévices corporels, peut-être?
Oh les vilains mots que voilà! Tu caricatures ma position... J’entends au contraire que les enfants participent à et se prononcent sur tout ce qui les concerne. En vertu de quoi un vulgaire pédiatre et des parents flippés décideraient-ils du traitement d’un enfant malade? Pourquoi priver nos petits de la joie de posséder un iPhone dès qu’ils le désirent? En vertu de quoi les programmes scolaires prétendent-ils transmettre des connaissances qui n’ont même pas été validées par les mômes? C’est complètement fasciste! Junior a le droit de refuser les piqûres et de se soigner à coups de fraises Tagada; il a le droit de scroller et de swiper dans les langes; il a le droit de contribuer au choix des matières enseignées à l’école! Non mais!
M.-E.: Euh... Tu pousses le bouchon un peu loin là, quand même.
Que nenni. Faire participer les enfants, et au final les laisser se gouverner eux-mêmes, c’est juste la base, la promesse d’un monde où couleront le lait et le miel, dans la concorde de l’amour universel. Il n’y a qu’à lire Sa Majesté des mouches ou le dernier Liu Cixin traduit en français, L’ère de la supernova, pour le constater: quand les enfants sont aux affaires, ça ne peut déboucher que sur un Pays de Cocagne, un paradis sur Terre, tant les gosses sont naturellement bons, mesurés, rationnels et partageurs. Comment tout cela pourrait-il finir en carnage, hein, je vous le demande? Il y a juste un hic. Tôt ou tard, en grandissant, le minot constate que le réel ne se plie pas toujours à son désir.
Arrivé à ce stade, il lui reste une échappatoire: devenir un adulescent, de ce mot-valise qui amalgame ado et adulte. Si le réel ne lui convient pas, il est toujours possible de le congédier et de macérer dans le plus complet narcissisme. C’est on ne peut plus mérité! Après tout, même Jason, le Tanguy de votre collègue de bureau, même Jason, 32 ans, passionné par les mangas et le cosplay, glandeur nourri logé blanchi par ses darons, même lui a une excuse imparable: il est HPI bien sûr. Alors qu’on lui lâche la grappe et qu’il continue à participer à la cocococonstruction de son déclassement social et de sa désinsertion professionnelle. Parce qu’il le vaut bien.
---
Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Service de la culture de Meyrin, le 22 mars 2024
Publiée le 25 mars 2024
Un contenu à retrouver également sur l'application PlayPodcast