Midi Bascule

S2E32 Chronique d’Olivier - Le panoptique : paradis des crapules sur terre

Olivier Mottaz se plonge dans la philosophie pour décortiquer un modèle carcéral idéal. Mais est-ce que ça existe vraiment?

Vous connaissez le philosophe Jeremy Bentham? Bon moi non plus IRL, on a jamais tapé la discute – disons que je le connais par le meilleur outil qui soit quand on veut s’évader: les livres. Bentham imagine à la fin du XVIIIe siècle un modèle de prison: le panoptique. Imaginez deux cercles concentriques. Le plus petit, c’est la tour centrale des gardiens. Le plus grand contient les cellules individuelles, dont la paroi intérieure, qui donne sur la tour centrale, est ajourée. Ainsi, les gardiens peuvent observer sans être vus tous les détenus, ce qui donne à ceux-ci le sentiment d’être surveillés en permanence et doit par conséquent les amener à intérioriser les règles du bon comportement carcéral. Un avantage parmi d’autres: la prison coûte moins cher en gardiennage – comme les détenus ne savent pas si et quand ils sont observés, z’ont intérêt à se tenir toujours à carreau. Du coup, dans la tour centrale, vous pouvez mettre un seul gardien, un épagneul breton, Gilbert Montagné ou personne, ça sera kif-kif. En plus, Bentham avait prévu un comité de surveillance du personnel de la prison, histoire d’éviter les abus. Alors elle est pas belle la vie au gnouf, c’est pas le paradis des crapules sur terre, le panoptique?

Aujourd’hui, le panoptique laisse comme un goût amer en bouche, et ce pour deux raisons. Primo, cette surveillance intériorisée rappelle l’un des mécanismes du totalitarisme tel que décrit par une autre philosophe, Hannah Arendt. On connaît l’importance de la figure du Chef dans un tel système. Or, le côté vicieux du principe, c’est que le Chef s’assure par capillarité des relais serviles dans toutes les couches de la société. Dit autrement: si vous viviez dans la Russie stalinienne ou l’Allemagne nazie, vous y réfléchissiez à deux fois avant d’émettre des réserves quant au gouvernement en place, puisque même votre meilleur ami ou votre conjoint pouvaient être à votre insu des fanatiques embrigadés qui rapporteraient vos critiques en haut lieu. Quand râler vous expose à tâter du goulag ou à manger du plomb, qu’est-ce que vous faites? Profil bas. Cornaquer les gens par la terreur, c’est pas jojo, et en plus ça vous gagne pas des adeptes sincères, ça grossit juste les rangs des séditieux qui rêvent de mettre à bas le système.

Secundo, le panoptique est une belle allégorie de ce que sont devenues l’intimité et la liberté à notre époque, notamment par les progrès du numérique et la marchandisation universelle. Ah charrette, mais comment qu’on se sent libres dans notre monde ultraconnecté et regorgeant de possibles! Libres de choisir ses croyances, ses causes, son sexe, son boulgour bio à midi, son quinoa sinistre le soir et son vol low-cost pour aller teuffer à Ibiza. De quoi se plaint-on bordel? Disons qu’on est aussi libres de devoir bosser comme des galériens pour surnager, de devoir bosser tous les deux si on est en couple avec enfants; qu’on est libres, les salaires des gueux et de la classe moyenne étant ridicules, de s’acheter des merdes bon marché pour se vêtir et se nourrir; qu’on est libres, partout, de devoir bouffer des pesticides et des microplastiques, le monde entier étant désormais pollué. Oh les belles libertés que voilà! Quant à l’intimité, c’est encore plus cocasse. Sérieux, vous réalisez qu’en trois clics, un employé de Google peut sortir le verbatim de toute votre vie numérique et vous connaître ainsi mieux que madame votre mère? Être suivi à la trace, monitoré en continu, être nu, être transparent aux yeux de tous: mais le panoptique, c’est ça! Et de nos jours, on patauge en plein dedans sans même avoir besoin d’être embastillés! Alors que faire, si le monde contemporain est devenu une vaste prison à ciel ouvert?

Vivre plus souvent en état de déconnexion est une piste, mais j’en ai une autre, que je pressentais déjà lors de ma dernière chronique consacrée au tatouage, quand j’avais baissé mon pantalon pour exhiber les tattoos sur mes fesses. Le concept de panoptique reposant aussi sur un sacré instinct de voyeurisme, je conseillerais de sauter directement à la conclusion: vivons numériquement et physiquement tous à poil! Plus de fringues, plus de mots de passe, plus de secrets, nada!

Comme ça, le monde ne sera plus une prison: il sera, au choix, un jardin des délices peuplé de bonobos ou un vaste Fight Club où chacun aura envie de savater son voisin.

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Émission diffusée sur Radio Vostok en direct du Forum Meyrin, le 19 mai 2023
Publié le 22 mai 2023

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