Midi Bascule

S2E25 Chronique de José - Malaise dans la représentation

Plaidoyer de José Lillo pour la discussion infinie à propos des choses qu’aucune interprétation n’épuisera jamais.

J’ai essayé de mettre de l’ordre dans le chaos de mes spéculations à propos d’une caractéristique majeure de l’époque que je traduirai ici de façon générique par Malaise dans la représentation. Et puis j’ai fini par me dire que le chaos était peut-être un état préférable de l’esprit et plus fécond sans doute, en règle générale, que l’ordre. Du moins, en ce qui me concerne. Comme dit David Lynch: «Je ne crois pas que les gens acceptent que la vie n’a pas de sens, ça les rend mal à l’aise.» Or, c’est bien cette absence de sens et cette nécessité dans laquelle nous sommes jetés, comme métaphysiquement, de lui en conférer, sous peine de perdre pied, qui fait l’objet de toutes les luttes, de toutes les attentions. Le sens, pourtant, on ne l’épuise pas. Aucune interprétation n’épuise les possibilités de sens, quelle que soit la détermination avec laquelle on s’y emploie. Jamais. Pire encore: Aucune démonstration aussi rigoureuse soit-elle ne peut emporter l’assentiment général par la seule force de son argumentaire. D’autres facteurs déterminants y contribuent et ils n’ont strictement rien à voir avec la véracité ou le degré de cohérence de la conviction avec laquelle l’adhésion, parfois, se fait: simple désir, conformisme, sublimation, mimétisme, identification, appartenance à un groupe. Vulnérabilité face à des techniques de sidération qui entrent en nous comme par effraction et nous emportent. Et nous voilà factions. A la fin, s’il convient que les choses changent, c’est le nombre seul qui peut l’emporter. Ou: Qui détient la force. Il n’y a pas d’autre renversement possible d’un désordre du monde quel qu’il soit. S’il s’agit effectivement de le neutraliser et de le renverser et pas seulement d’attraper un quart d’heure de gloire au passage. En laissant le monde inchangé.

Pour que le monde change, il faut l’adhésion du grand nombre. Pas seulement du following sur le web. C’est ce qui fait sans doute que l’appropriation du système de production des représentations a toujours été un enjeu majeur dans les sociétés, quelles qu’elles soient, à quelque époque qu’on les considère, où que ce soit dans le monde. Religion, politique, culture. Trois piliers. Dans les sociétés traditionnelles, la représentation est vouée à la reproduction de l’ordre social et politique. Dans les sociétés postindustrielles de masse, à la diversion et au statu quo de l’ordre économique régnant. Dans l’ère numérique consumériste marchand mondialisée, à la fragmentation des publics-clients et à leur mise en bulle algorithmée ainsi qu’à des expérimentations numériques sur la malléabilité et le conditionnement des esprits à une intensité sans précédent dans l’histoire humaine. Comme si on avait découvert un sixième continent à piller et que ce continent était le psychisme de l’espèce humaine elle-même et qu’on pouvait inlassablement s’y livrer. Sous toutes les formes possibles. Dans l’ère numérique marchande, le monde connu n’a plus de permanence. L’impossible y advient et c’est aussitôt la banalité. Comme si plus rien n’avait de consistance. Ni le réel, ni l’imaginaire. Tout y est possible et rien ne l’est définitivement. L’impossible, c’est aussi la fin annoncée du monde et c’est aussi la seule réalité que ce monde ne parvient pas à se représenter.

Depuis que tout est vérité, plus rien ne fait vérité. Et les hypothèses de la mécanique quantique viennent encore tout compliquer, elle qui affirme qu’il n’existe pas d’information en soi, qui serait indépendante du dispositif nécessaire à sa perception. Et débrouillez-vous avec ça. La représentation pourtant – et c’est son tragique - elle n’est pas la chose en soi, elle n’a pas réellement lieu. Elle a imaginairement lieu. Mais la représentation, c’est aussi une forme donnée au sensible. Parce que le sensible n’en a pas. Mots, images, sons, visions, scènes, rêves, le sensible a sa matérialité dans le monde, c’est la représentation. L’art est sa manifestation matérielle. Sa condition de pleine existence est la liberté. La liberté, dans la seconde moitié du vingtième siècle, a bénéficié d’un espace d’expression sans précédent – partielle et partiale, oui – mais dont l’héritage est parvenu jusqu’à nous.

A quelle responsabilité sommes-nous dès lors tenus ?

Je n’ai pas la réponse à cette question. Il y a des mésusages de la liberté. Il y a des trahisons. Et pour autant, on ne peut pas y renoncer. On ne peut pas contraindre. On ne peut pas forcer les convictions. Il faut coexister, faire monde commun, sans quoi tout sera dévasté. 

Il ne fait aucun doute que les individus nouent avec les œuvres d’art des relations passionnelles. Comme dit Sheddan, dans Le Passager, de Cormac McCarthy: «Le simple fait d’avoir eu quelques dizaines de lectures communes constitue un ciment plus puissant que le sang.» Il dit aussi : «Certes, si tous les gens que je voue à l’enfer y étaient effectivement le diable devrait commander d’urgence un supplément de charbon.»

Ce qui est un remarquable condensé de l’époque.

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Emission diffusée en direct sur Radio Vostok, le 17 mars 2023
Crédits Photo: © Anne Bouchard
Publié le 21 mars 2023

 

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