A Genève, comme on ne peut pas vendre chaque mois un rein ou un poumon pour payer le loyer, on fait comme on peut pour dégoter un logement abordable. C’est ainsi qu’une tentative de squat à la rue Royaume, soutenue par une poignée de militants, a suscité de vives polémiques. J’ai donc tenté d’en savoir plus. Et quoi de mieux pour qui est soucieux de la qualité de l’information que notre service public, j’ai nommé la RTS. Qu’y apprend-t-on? Que :
«Si le rassemblement était plutôt bon enfant au départ, il a dégénéré en début d’après-midi»
Il a dégénéré, donc, comme ça, spontanément. Comprenez, explique la RTS, que :
«Pour procéder à l’évacuation, les policiers avaient besoin d’avoir les coudées franches, ils ont donc repoussé les manifestants dans les rues adjacentes en procédant à des charges.»
Oui, parce que pour franchir la porte d’entrée d’un immeuble, la police a besoin de prendre de l’élan, alors forcément, s’il y a des gens sur le passage, ça gène... Surtout si c’est une armada en tenues anti-émeute qui doit prendre de l’élan. C’est pour ça qu’ils ont chargé de Rue Royaume à Navigation, à Rue de Lausanne... Un peu plus et ils se retrouvaient gare Cornavin à mouliner à la Tonfa du pendulaire pour dégager un couloir.
Or, nous apprend la RTS :
«C’est lors de ces charges qu’un photographe de presse et un député de gauche ont été touchés et frappés.»
Ah, les cons. Au lieu de s’écarter. Ils se sont jetés sur les matraques. Le photographe de presse voulait faire un gros plan et, au lieu de zoomer, il s’est rué sur la matraque. Deux fois de suite.
Rien de grave, rassure la RTS :
«Le photojournaliste n’est pas blessé»... Mais : «il ressent des douleurs»
Bon, s’il ressent des douleurs sans s’être fait blesser… On flirte avec le surnaturel. Ou alors ses douleurs sont purement d’origine somatiques. Pas de quoi alerter Reporter sans frontières, qui s’est quand même alerté.
En revanche, pour le député de gauche, c’est: «Contusions diverses un peu partout sur le corps». Bon, à gauche, ils sont un peu obstinés, on sait qu’une fois qu’ils ont décidé de faire un truc, comme se jeter sur une matraque, ils n’en démordent pas. Un fait historiquement documenté.
Là, ce qui est embarrassant, c’est que le député s’est retrouvé avec une grosse croute rouge bien visible en plein milieu du haut du front. Le gars s’est baladé sur les plateaux télé affublé d’un troisième œil à l’hindou ce qui fait qu’en plus de ses démêlées avec la police, le pauvre risque aussi des ennuis pour appropriation culturelle et signe religieux ostentatoire portant gravement atteinte à la laïcité.
Mais la RTS pondère :
«Une manifestation qui dégénère ça peut arriver, mais là le sujet devient politique.»
Pour la RTS, une manifestation qui dégénère, ça n’est pas encore un sujet politique, si la police vous matraque mais que vous n’êtes pas photographe de presse, vous faites simplement partie d’un genre de rubrique météo.Non, le sujet est devenu politique parce que le photographe a vu sa carte de presse se faire jeter au sol par la police et qu’après avoir décliné son identité de journaliste il s’est simplement entendu répondre «J’en ai rien à foutre», suivi d’une volée de coups.
Bon, le député de gauche aussi a été frappé après s’être identifié en vain. «Je suis un élu de la république», mais eh, c’est un député de gauche, ça ne compte pas pour la matraque.
L’émission se poursuit avec le porte-parole de la police, lequel, assure que :
«Les forces de l’ordre ont vraiment limité leurs moyens de contrainte.»
Bon, si on tient compte du fait qu’elles n’ont pas utilisé de napalm ni l’arme nucléaire, c’est vrai. Allez, 1 point pour la police. Et il ajoute, avec la fierté genevoise qui nous distingue de nos voisins français:
«La police n’a pas fait usage de balles en caoutchouc.»
Ici, on n’éborgne pas les manifestants nous, non, nous on mouline dans le tas, nuance.
Mais passons au plat de consistance, le compte-rendu de l’incident par le Conseiller d’État en charge de la police, vivante incarnation de l’état de droit, qui déclare:
«Je rappelle que nous avons un état de droit qui garantit la propriété privée.»
Et là, un petit rappel des faits liés à la propriété privée en question s’impose. L’immeuble était tellement à l’abandon qu’il a en partie cramé il y a deux ans. Dedans: une quarantaine de sans-papiers entassés, entre 8 et 9 dans des 4 pièces lamentables, payant un loyer de 2 et demi à 3 fois plus cher que les prix déjà exorbitants du marché. La régie n’a relogé ni indemnisé à peu près personne au motif qu’il fallait que les sinistrés se mettent d’abord en conformité avec la légalité de leur situation. Depuis, le proprio a fait murer l’immeuble et la ruine continue de pourrir sur place pendant qu’on attend toujours qu’un jugement soit rendu suite aux multiples plaintes pénales déposées. Voilà pour la dignité de l’état de droit dans l’affaire.
Mais bon, le ministre de la Justice enchaîne, trémolo en glotte, évoquant «le triste souvenir qu’a Genève des squats.» Sans que la RTS ne bronche et ne daigne rappeler que la période dite de l’âge d’or des squats valait à Genève des articles dithyrambiques dans la presse internationale et que la moitié de la faune culturelle aujourd’hui en activité en provient.
Et le ministre en charge de la police de renchérir:
«La police n’a pas besoin d’ordres, la police agit en fonction des circonstances, toujours avec proportionnalité.»
Tel une sorte de chatGPT de l’application du respect de la justice et de la loi, donc. Ou d’infaillibilité papale de la matraque, à ce stade d’affabulation, on ne peut plus trancher. N’empêche qu’Amnesty International est à son tour intervenue et a saisi le procureur général pour demander «l’instauration d’une instance de plainte indépendante». Elle a aussi rappelé que «les matraques ne peuvent être utilisées qu’en réaction à des violences ou à une menace de violences imminentes».
Comme par exemple la menace de la preuve photographique de coups de matraques dans la gueule des citoyens.
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Emission diffusée en direct sur Radio Vostok, le 17 février 2023
Crédits Photo: © Anne Bouchard
Publié le 20 février 2023
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